Lorsqu’ils prennent en main en 1845 le destin de la ligne du Nord, le regard tourné vers les prometteurs débouchés industriels et miniers et vers l’Angleterre, les grands banquiers parisiens rassemblés derrière James de Rothschild sont loin d’imaginer qu’un jour, quelque cent cinquante ans plus tard, un train circulera entre Calais et Londres par un tunnel percé sous la Manche. Après tout, la fiction n’est pas le genre littéraire dominant dans les cercles d’affaires et le jeune Jules Verne n’a pas encore écrit Vingt Mille Lieues sous les mers. Fébriles, les industriels et les financiers poursuivent les travaux commencés par l’État pour construire la ligne de Paris à la frontière de Belgique avec ses embranchements vers Calais et Dunkerque. Car le Nord est le plus convoité des réseaux ferroviaires français. Deux gares du Nord se sont succédé à peu près au même emplacement dans le clos Saint-Lazare, vaste emprise foncière acquise en 1632 par saint Vincent de Paul pour la congrégation religieuse des lazaristes.
Le premier embarcadère de type « Vauxhall anglais », rationaliste et fonctionnel, a dû être rapidement transplanté à Lille en raison de son exiguïté, cédant la place à la gare actuelle. Chef-d’oeuvre de Jacques Ignace Hittorff, l’architecte préféré de l’empereur Napoléon III, la seconde gare est ornementée de vingt-trois monumentales statues, réalisées pour la moitié d’entre elles par les sculpteurs de l’Opéra de Paris dont la construction a débuté la même année, en 1861. Cependant l’histoire de la gare du Nord ne peut se résumer à sa monumentalité, au commerce ou à la finance. Elle s’inscrit dans le creuset d’une fresque urbaine et d’anthropologie sociale de ce quartier du Xe arrondissement de Paris, très industrieux au XIXe siècle. Elle nous transporte au-delà, en banlieue, lorsque dans le sillon de ses lignes ferroviaires des villages vont se transformer en villes. Elle nous conduit aussi sur les champs de courses de la Belle Époque, à Enghien et à Chantilly, ou plus tristement sur les « champs d’horreur » de la guerre de 14-18. La gare du Nord participe également à la mise en oeuvre de techniques novatrices, avec la mise en circulation de locomotives performantes et de grands trains comme la Flèche d’Or. C’est aussi un moment où les voyageurs de différentes classes sociales se croisent sur les quais dans la salle des pas perdus. L’ouvrier s’endimanche pour ressembler au bourgeois et à défaut de pouvoir se rendre sur les plages du Touquet et du Tréport, il se contentera d’un voyage en train pour rejoindre la forêt de Montmorency ou la plage fluviale de L’Isle-Adam. La gare du Nord fut la première gare des plages…
On pourra trouver dans cet ouvrage de quoi susciter de l’intérêt pour le matériel ferroviaire, le fonctionnement des grands ateliers comme le Landy et le Bourget, les dépôts de locomotives (la Chapelle, la Plaine-Saint-Denis, Bobigny, Mitry…), histoires mêlées à la geste cheminote. Des prototypes surgissent de ces sanctuaires, « grandes roues » battant la campagne ou, moins nobles mais pittoresques, ceux qui sillonnent la banlieue parisienne et ses deux Ceintures. Entre les grèves et les mouvements sociaux, la Seconde Guerre mondiale plonge la population dans les heures sombres de l’Occupation. Ce sont les déportations massives organisées par les nazis depuis le camp de Drancy vers Auschwitz à partir des gares du Bourget puis de Bobigny. Ce sont des pages qui relatent aussi la Résistance et la Libération et le rôle particulier que les cheminots ont joué au cours de cette période cruciale. Avec le basculement dans l’après-guerre, s’ouvre une ère de désindustrialisation progressive de la petite couronne de Paris, qui se conjuguera avec la fin des « vapeurs ». L’électrification des grandes lignes du Nord et de la banlieue ouvre alors la voie à d’autres grands trains, à d’autres méthodes de travail. Au fil du temps, la gare du Nord n’a cessé de se transformer de l’intérieur – sans que les travaux n’empêchent jamais son exploitation.
Enchâssée dans son corset d’architecture monumentale, il n’a pas été possible de l’agrandir sur ses côtés. L’interconnexion des rames RER dans la gare souterraine, l’aménagement d’une gare annexe banlieue puis l’arrivée des TGV nationaux et internationaux obligèrent donc à une reconfiguration importante de ses espaces, en surface et en sous-sol. Les évolutions de la gare, qui intervinrent à un rythme régulier pendant les 150 ans de son histoire, suivent et reflètent les évolutions de sa fréquentation et de ses usages : migrations pendulaires pour la banlieue ou la Picardie, grands voyageurs de province, départ par le RER B pour l’aéroport de Roissy, touristes étrangers débarquant de Londres, d’Amsterdam ou de Cologne pour visiter Paris… Alors que son trafic ne cesse d’augmenter chaque année, l’imposant programme de rénovation et de modernisation lancé en 2014 constitue un nouvel enjeu, une nouvelle métamorphose. La gare du Nord, première gare d’Europe, continue son histoire.
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